Contribution de Claude Delannoy
[4 août 2005]
Rosbras Brigneau
Lourde, très lourde nostalgie.
Tombé par hasard sur cette photo rarissime (en haut), qui doit dater des années 70.
[En dessous la cale de Rosbras, le petit port de Brigneau, et Merrien.]
Ce voilier est un Belon du Centre Nautique Rosbras Brigneau, mythique école de voile du Finistère Sud, qui fonctionna du milieu des années 60 aux années 80, et dans laquelle j'ai passé une bonne partie de mon adolescence.
Je ne connais bien sûr pas les gens qui sont à bord. N'importe: nous étions exactement comme ça à cette époque. Apprentis navigateurs en jean (aucun clinquant plaisancier, aucune affectation frimeuse), tirant sur nos clopes, franchement décontractés à bord d'embarcations où le mot "moteur" n'a jamais été prononcé. Et, mine de rien, très costauds à la mer.
Cette école de voile m'aura fait passer, en cinq ou six ans, de la barre des plus petits dériveurs aux passerelles de super pétroliers de 400 000 tonnes. Ce n'est pas rien, ça marque beaucoup.
Dans ces années 60 où la plaisance française, jusque là inexistante, était en train de décoller, et tandis que se développaient des écoles de formation du type Glénans (parisiennes et petites bourgeoises), un instituteur humaniste à la personnalité exceptionnelle, Yvon Hémery, eut l'idée magnifique et généreuse de créer un centre nautique dans lequel, à côté des stagiaires venus de la ville, les populations locales seraient entièrement impliquées. Dans sa gestion (le charcutier ou le boulanger du coin au conseil d'administration), comme dans son animation.
Ce fut une idée formidablement porteuse.
C'était un temps où la marine, pêche ou commerce, était la ressource professionnelle essentielle de la bande côtière. Les jeunes marins en congé n'avaient guère d'autre activité que de se saouler la gueule en se tapant dessus. Yvon Hemery les fit venir à "l'école à voile" (comme on disait alors), ce qui eut pour effet de les distraire et de les occuper, en même temps qu'ils offraient aux jeunes gens des villes une formation maritime sans égale, doublée d'un contact à la culture de mer autrement impossible (voire strictement inenvisageable, comme ça l'est aujourd'hui).
Au Centre les cuisinières étaient femmes et filles de marin, les agents d'entretien (on disait les "ouvriers") de rudes matelots ou maîtres d'équipage à la retraite, gens d'immense tradition maritime dont l'expérience extraordinaire, le parler et l'agir, hauts en couleur, les souvenirs précis, forçaient notre admiration.
Yvon avait réussi l'improbable total. Mettre en contact des populations radicalement différentes, les faire s'ouvrir les unes aux autres. Solides Bretons salés, à la culture immémoriale, et jeunes pousses urbaines, avides de comprendre ce monde inconnu, auquel elles offraient en même temps une ouverture sur l'extérieur (les cas d'épousailles entres jeunes matelots et belles continentales ne furent pas rares, ni ceux de faubouriens endurcis cédant aux charmes de vives et pimpantes Bretonnes et faisant nid sur place).
C'est ainsi qu'après plusieurs années de pratiques nautiques diverses au sein du Centre, et d'engouement profondément respectueux pour ce milieu maritime simple et authentique, il m'apparut comme une évidence de devoir devenir marin de commerce à mon tour. J'avais deux ans de fac scientifique derrière moi, le plus simple fut donc de passer le concours de l'école des Capitaines de 1ère classe de la Navigation Maritime (C1NM). D'où les pétroliers. Le reste est une autre histoire.
Au quotidien la vie du Centre était franchement folklo.
Dans l'esprit du génial Yvon Hémery (inventeur entre autre du ciré moderne, le plus grand fabricant d'Europe lui rend du reste hommage sur son site), de tels lieux de vie ne pouvaient être qu'autogérés. En deux ou trois ans les stagiaires devenaient moniteurs (bénévoles évidemment, mais nourri logé, ce qui nous garantissait un lieu d'accueil permanent), et à partir de là assumaient tout le fonctionnement de l'école. Enseignement bien sûr, mais aussi administration et intendance de la vie à terre, entretien de la flotte ou encore gestion des classes de mer (on était quand même un peu payé pour ça, qui se déroulait hors saison, sublimes souvenirs).
En pratique et dans les faits tout cela était un magnifique et gigantesque bordel organisé, tout à fait excellent du point de vue de la vraie formation maritime, et merveilleusement anarchique à la fois. Un espace de liberté absolue, joyeuse collectivité aux règles strictes et n'aimant rien moins que les saboter en permanence. Un lieu d'épanouissement personnel incomparable.
Une utopie réalisée.
Un jour, bien des années plus tard, loin, très loin de cette tranche de vie, j'ai appris la mort d'Yvon Hémery. J'en ai chialé toutes les larmes de mon corps. Vingt ans plus tard j'en suis encore profondément triste. C'était un maître.
Bien sûr tout cela c'était de la jeunesse, et c'est parti. Y a d'ailleurs pas que ça qui est parti. La sublime Bretagne côtière de mon adolescence a été bétonnée de résidences secondaires stupides, la marine professionnelle française a disparu corps et biens, et la plaisance est devenue un truc gadgétisé de riches crétins ridicules dans leur tenues grand large hors de prix, à jamais immobilisés dans des marinas idiotes et sans âme (la plaisance, c'est un comble, fonctionne comme un investissement immobilier). De la frime et du fric, au mieux du désir virtuel entretenu par des émissions de télé gluantes genre Thalassa. Tout sauf ce sens de la mer et du milieu maritime qu'avaient su nous faire passer les anciens.
Bien sûr tout cela c'était de la jeunesse, mais quelle jeunesse !
Croisière d'hiver dans les embruns glacés. Amitiés indéfectibles (et défaites par la force des choses), amours éternelles de quatre semaines. Nature généreuse, frémissements, premiers émois. Passions, trahisons, nuits blanches. Printemps, automne, défilé de nuages, vents, lumières et pluies.
Et cette joie, jamais démentie, d'être sur l'eau. Roches de Brigneau, Poulguin sous la lune, éclats de rire des enfants bravant la barre d'entrée du Belon, plus haute que le mat de leurs Optimist, soleil blond dans l'enroulement des vagues...
PS : 13 mars 2007.
Voir absolument ce site génial, bourré de photos, que je découvre aujourd'hui.
Catégorie : Histoire du CNRB - Contribution au chantier
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